Depuis que l’art est art, il a évolué. Les représentations naïves ont cédé la place à l’utilisation de la perspective, le néo classicisme a réutilisé les anciens codes pour mieux illustrer son époque, l’expressionnisme et le cubisme se sont emparés des traumatismes de leurs contemporains pour les matérialiser à travers la peinture, la photo ou le cinéma… Le moteur de l’avant-gardisme a toujours été la réflexion menée par des intellectuels pleinement conscients de leur époque et des préoccupations de leurs semblables.

L’art moderne n’échappe évidemment pas à ces règles. Il est intriguant, souvent audacieux, parfois choquant, mais obéit toujours à une logique propre à l’auteur. Pollock veut saisir l’unicité du moment et l’irréprochabilité de l’expression artistique éphémère, Rothko veut saisir l’essence de la peinture en illustrant son caractère bidimensionnel, Duchamp souligne que l’art réside partout où on veut le voir.

LHOOQ

Une démarche intellectuelle est propre à la plupart de ces artistes : il s’agit de désacraliser l’art et d’en faire un produit accessible. Quelle aberration, effectivement, que des Monet, Rembrant, Turner, soient confisqués par des collectionneurs privés qui les apprécient à leur juste valeur… mercantile. L’art comme monnaie d’échange, comme entité de troc. Voilà la force d’un Flavin : qui donc dépenserait des millions pour avoir un tube néon chez soi ? L’artiste contemporain banalise l’objet. Et fait basculer le sacral du contenu au contenant : en déchargeant l’objet de sa valeur artistique intrinsèque il transfère cette charge sur l’environnement même du sujet. C’est le musée qui devient lui-même objet d’art. Ce qui est valorisable, ce n’est donc plus l’objet en lui-même mais l’expérience de l’observation. Et une telle expérience, ça ne s’achète pas. L’avant gardiste a rempli sa mission.

Pour un temps tout au moins. Car oui, l’objet d’art a enfin retrouvé sa place dans le musée. Mais la confiscation est toujours là. Non plus une séquestration proprement matérielle mais une confiscation du savoir.

Serment des Horaces

Le Serment des Horaces requiert très peu de connaissances pour pouvoir interpréter le message délivré par David. De plus, l’œuvre possède un intérêt plastique suffisant pour pouvoir être apprécié hors de tout contexte. La logique devient progressivement moins claire avec l’avènement des mouvements impressionnistes, puis fauvistes ou cubistes. La structuration complète de l’œuvre exige une mise à plat du processus intellectuel qui a guidé la réalisation. Cette assertion est plus ou moins vraie selon que l’on passe d’un artiste figuratif (Pollock) à un artiste privilégiant une déstructuration totale (Neuman).

Or qui, aujourd’hui, a accès à cette culture ?

Pollock

Le citoyen lambda est largement tenu à l’écart de ce savoir. Il peut, certes, aller au musée et contempler Autumn Rythm. Mais faute d’une éducation, ou plutôt d’une sensibilisation à l’œuvre de Pollock, en lieu et place d’une expression artistique géniale, il ne verra que de grande taches de couleurs dignes de la production des classes d’éveil en maternelle moyenne section. Cercle vicieux oblige, la répugnance snob (du type de celles qu’un parvenu développe à l’égard des nantis de naissance) qu’il a cultivé à l’égard de l’art moderne l’empêche d’aller chercher l’information dans des sources de toutes façons difficilement accessibles, tant d’un point de vue cognitif (décodages hermétiques pour le non initié) que pratique (visites guidés inconfortables et impersonnelles). La solution est simple : il faut apprendre aux citoyens à aimer l’art. Le goût pour des schémas de pensée aboutis est rarement inné. C’est une chose louable que de donner à l’art moderne la place qu’il mérite dans nos musées. Mais ce dont il a besoin, urgemment, c’est aussi qu’on lui donne sa place dans notre système d’enseignement. Pour que plus aucun français ne grimace devant un Pollock en disant qu’il faisait lui-même ce genre de gribouillage au temps jadis. Le citoyen éduqué aura toujours le droit de ne pas aimer. Mais il le fera au moins en connaissance de cause.

Sentenza